LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Boris Pilniak
(Пильняк Борис Андреевич)
1894 – 1938
TOURMENTE DE NEIGE
(Метель)
1922
Traduction de Maurice parue dans Europe, n°
25, 1925.
Nul ne sait comment on doit dire en russe « le chasse-neige » : miatel ou métel.
Le diacre. — Laisse, Nicolas ! assez de balivernes !
Le fils. — Mais, permettez de vous demander, papa, en quoi, par exemple, Mahomet est meilleur que notre Dieu ? Voyons, papa, raisonnons un peu. Les Japonais ne sont pas plus mauvais que nous, et pourtant ils ont un Dieu de chez eux, j’ai oublié comment on l’appelle, — une idole comme ça. Et voilà, chez nous, c’est le Dieu orthodoxe, mais chez les Allemands, un Dieu luthérien. C’est tout et partout Jésus-Christ, mais le grade n’est pas toujours le même.
Le diacre. — Laisse, Nicolas ! assez de balivernes ! Qui a le plus vécu de toi ou de moi ?
Le fils. — Vous, papa.
Le diacre. — Bon, eh bien ! si j’ai vécu davantage, j’en sais plus long que toi. Pas pire que toi.
Le fils. — Ces histoires-là, vous aussi, papa, laissez-les. Votre grand-père a vécu plus longtemps que votre papa, et il était plus sage. Votre papa a vécu plus que vous, — donc plus sage que vous. Et vous avez vécu plus que moi. Alors, mes enfants seront encore plus bêtes que leur père. De cette manière, tout le monde deviendra bientôt un peuple d’imbéciles, — mais, pour l’instant, on ne s’en aperçoit guère ! Je suis d’avis que, si Lazare ressuscitait à présent, il commencerait par tomber bien vite sous un wagon.
Le diacre. — Fiche-moi le camp, fils de chien !
La nuit. Une maison de bain : il fait froid dans cette masure[1]. Le diacre, avec un chat perché sur le poêle, un diacre en touloupe, et tout plein de puces. Nuit de ténèbres. Le bain dans une arrière-cour de l’église du Sauveur, sise en une venelle derrière le Kremlin : saint Serge de Radonèje transporta de là son monastère à Louka, où l’on garde son bâton pastoral. Le diacre, quittant sa famille, est allé s’établir dans la maison de bain, dans l’arrière-cour de l’église du Sauveur, sous la muraille même du Kremlin. Sur cette muraille du Kremlin, il pousse de l’ortie, cela se voit de jour. Mars ou octobre — cela est égal au diacre : en rafale de mars, octobre a passé sur la terre. — En mars, il y a encore une couche de neige, seulement elle est devenue grise, s’est flétrie, canonique, tel un vieux de la secte des Vieux-Croyants, — et, sous cette neige, courent de froids ruisselets, sonores, clairs ; cela se passe ainsi : la neige brunit et fléchit, la suie de tout l’hiver monte à la surface (dans les champs, sur la neige, traînent des crottes de lièvres, des « noisettes », les moutards du village les ramassent pour jouer) ; — en dessous, sur la terre, la neige est pressée en fine glace bleuâtre, et voici que, de cette glace bleuâtre, jaillit une eau froide, diaphane ; et au-dessus de tout cela, — le ciel bleu, tiède et tintinnabulant d’alouettes, le jour ; — et, la nuit, se sont mises en chemin, par millions, de nouvelles étoiles, et les aboiements des chiens s’entendent à dix ruelles de distance. Mais en octobre : il pleut, la pluie va et va, comme le diacre qui, le matin, ayant cuvé son ivresse, va à la messe ; et les nuits ont une odeur de sueur chevaline. — La nuit. La maison de bain. Octobre. La première neige tombe. La première tourmente. En cette matinée de première neige, l’horloge fait mollement son tic-tac, à la mode hivernale, et, au dehors, sur ce bouleau qu’on voit de la fenêtre, la pie doit crier, secouant et semant la neige des branches. La nuit. La tourmente. Le bain : il fait froid dans cette maison de bain. Il y manque une horloge. Le diacre est sur le poêle, dans son touloupe, avec ses puces.
Le diacre. — Seigneur ! Le verbe, donne-moi le verbe, Seigneur !...
Le diacre a quitté sa famille pour s’établir dans cette masure, cette chambre de bain ; il est sorti du monde, il s’est établi avec un chat, il donne à ce chat des leçons ; le diacre s’est mis à écrire des vers. Seigneur, comment expliquer toutes choses ! Comment trouver la parole, le Verbe, pour instituer le monde d’autre manière ? — Quand il était gamin, il grimpait dans les vergers ; puis, grand dadais, il entra au zemstvo, comme gratte-papier, et dans ce temps-là, on lampait de la vodka ; le futur diacre, avec le vétérinaire Drabé et le garçon de cour du vétérinaire, chantait des chansons dans la cour du zemstvo. Le président de l’administration entendit ces chants : ainsi commença la carrière du diacre ; le président aimait le chant, le président fut le bienfaiteur qui procura ce titre de diacre, — ici même, à l’église du Sauveur, sise dans une venelle près du Kremlin. Le vétérinaire Drabé continuait à lamper de la vodka dans son dispensaire, en la cour du zemstvo ; — quant au diacre, il eut donc sa diaconesse, et puis vinrent des enfants, et s’il lampait de l’eau-de-vie, c’était avec le clergé. La vie de l’un croît comme un chêne, et s’abat comme le chêne en sa vieillesse ; — d’autres poussent leur vie comme pousse un blanc bouleau ; en ville, il se faisait des vies de saule blanc, de tremble, de laiche, de chardon, de larme-de-chat. — La vie du diacre passa, existence pareille à celle du blanc saule, arbre tortu, vivace comme le chat de gouttières : brisez le saule, qu’une branche tombe — il donne de nouvelles pousses, il se cicatrise ; — brisez encore l’arbre chétif, qu’il s’ébranche, et ce sont encore de nouvelles pousses, et la blessure se ferme !... Dans l’eau-de-vie existent des diables verts et des serpents ; c’est la robe qui fait si étroit le monde des popes, resserré comme le Kremlin de Moscou, aux coupoles d’or. Les Minées du bréviaire, montant de ces coupoles, prennent la moitié du ciel, livres saints, écrits de la main de Prokop Tchirine : dans l’église du Sauveur les annales et les registres ecclésiastiques se conservaient depuis le XVIIe siècle ; dans l’Histoire de Karamzine, cette église et la ville dont on parle ici sont mentionnées bien des fois ; des registres du XVIIe siècle existaient, de vieux registres, sur vieux papier, fatigués, qui confirmaient Karamzine ; le diacre avait acheté un cahier couvert de toile cirée, pour quarante copecs, et il y avait mis au net le texte des vieux registres, — après quoi, sans cérémonie, il avait jeté dehors les vieux documents, comme il faisait des papiers de l’administration ; dans les registres, il était question d’un certain voïévode Nikita, il devait y avoir un caveau sous l’église : — le diacre éplucha tout le pourtour de l’église avec un levier, cherchant l’entrée, et finit par la trouver ; dans la cave du pope, il perça un trou, déplaça les briques et trouva deux sarcophages de pierre, couverts de dalles, et, dans ces tombeaux, des crânes, des icônes, des monnaies ; il s’était glissé jusque-là en rampant sur le ventre. Le diacre écrivit à Moscou, quai de Sainte-Sophie, aux archéologues, pour leur dire de venir : on répondit au diacre qu’il devait photographier les sépulcres et envoyer un dessin, un plan. C’était l’été, le soleil dardait des épis sur les briques de la muraille du Kremlin, le prêtre aérait sa cave, — comment le diacre aurait-il photographié un souterrain !... L’automne vint, le prêtre faisait hacher de la choucroute, et la mettait à la cave, en tonneaux ; il ordonna de boucher le trou. — Et pour la seconde fois, le saule se brisait, et n’avait plus qu’à se cicatriser, de la verte cicatrice du serpent qui est dans l’eau-de-vie. Le diacre eut la barbe de la même couleur que la peau, une face de Prokop Tchirine, et des yeux qui n’étaient seulement plus des prunelles, mais tout en veines rouges dans le blanc, et près d’éclater, des yeux qui parlaient de diables, et de nuits passées dans la maison de bain. Et c’est, pour ainsi dire, dans le canon de l’Église que les diacres aient du duvet dans les cheveux.
Le diacre. — Seigneur ! le verbe, donne-moi le verbe, Seigneur !
C’est ainsi que le saule fut brisé une dernière fois. Comment le diacre aurait-il raconté la chose ? Du monde extérieur, le diacre s’était retiré dans la maison de bain où on lui apportait à manger, où les fenêtres étaient voilées de rideaux, et il cherchait la parole, le Verbe. — Et il était colère, le petit vieillard, obscène en ses colères, querelleur, — et il réglait tout dans son chez-lui sans sortir de la chambre de bain.
Et alors, et alors :
— Combien y a-t-il de milliers d’ans, et comment ça c’est-il passé, quand on s’est mis à traire une vache pour la première fois ?... Et c’était-il une vache ou une jument que l’on trayait ? Et c’était-il un homme ou une femme qui faisait ça ? Et c’était-il en plein jour, ou dans la matinée, et en hiver ou bien en été ? Comment ça s’est-il passé quand on s’est mis à traire des bêtes de bétail, dans le monde, pour la première fois ? — Le diacre a besoin de savoir. Il y avait la forêt tout autour, la forêt verte, bruissante, et de vert plantin. Et il y avait des gens, hommes et femmes, avec des crinières et des mains pareilles à de la racine de genièvre ; — les gens étaient nus, en peaux de brebis, jetées sur l’épaule. Qui donc s’était d’abord mis à traire, — homme ou femme ? Chacun, en sa prime enfance, avait sucé le lait de sa mère : jusqu’alors, avant de traire du bétail, on ne savait pas bien le goût du lait. Justement, qu’on dit, le lait de chienne est meilleur ; mais on n’en veut pas, ça ferait mal au cœur. Alors, comment s’est-on mis à traire, puisque ça fait mal au cœur ? Qui a commencé ? Une femme, sans doute, pour un nourrisson, ça doit être ainsi ? Et l’angoisse prit la femme, sans doute, — car quelle ne serait pas la langueur douloureuse de la femme, si on se mettait à la traire. — Et est-ce une vache que la femme se mit à traire pour la première fois, ou une jument ? — Les Tatars, tenez ! aiment la viande de cheval, mais le diacre ne peut pas en manger, — ça lui fait mal au cœur. Mais la femme, ça doit être ainsi, se mit à traire, alors, une jument. Ce jour-là, le soir tombait, et le soleil se couchait à l’occident, et le meunier jouait avec un poulain, et tout alentour, c’était la forêt, la chênaie, verdoyante, bruissante forêt. Les gens étaient nus. Et personne n’apprendra jamais comment, quand et où l’on se mit à traire pour la première fois du bétail. Ce jour-là, selon la pensée du diacre, se produisit « la plus grande des conquêtes du progrès humain ». Ensuite, vinrent des voisins, — pour regarder, pour emprunter, pour apprendre, — et celle qui, la première, avait trait une bête, avait une gueule de toujours, de toute éternité, humaine, — une sotte gueule de bonne femme, — dans le contentement de son invention : oui, cela dut être, cela put être ainsi...
Toute femme est mère et maîtresse : comment arranger ça ?
Et alors, et alors, voilà :
— Tout un millénaire, accrochés, comme se sont accrochés depuis l’enfance dans la bouche d’un vieillard des crocs jaunes, que les années ont jaunis, de terribles hommes sont accrochés, qui brûlent de la cire et de l’encens sur le monde, sur la Russie en particulier, des gens en costumes assyro-babyloniens, — sur la Russie mâchée comme du pain de seigle, des gens en costumes assyro-babyloniens, chevelus, dans des bâtiments d’architecture étrangère, encombrés de Bibles, d’Apocalypses, de Minées du bréviaire, d’iconostases, de chapes, de soutanes !... — Les monastères, les cimetières, les paroissiales ont étalé sur tout le ciel leurs coupoles. Iagor, dieu du bétail, a pris le galop en Saint-Georges de la Victoire, la queue en l’air. Les patriarches, les évêques, les popes, les diacres, les marguilliers ont fait sonner, ont transmué les petites monnaies en registres, extraits, certificats, bulletins, autels, portes saintes et parvis.
— La violette robe du diacre a battu de l’aile dans les nuages, dans le vent chasse-neige. Tourmente de neige !...
— Pour moi, incrédule, il est terrifiant de songer qu’il existe encore des églises !
— Tout un millénaire, de bocage en forêt par les champs, par les landes, rampe la Russie, mâchée comme du pain de seigle, la Russie en peau de brebis, avec ses veaux, ses brebis, ses chevaux, ses vaches, ses croyances, ses signes annonciateurs, ses chansons, assaisonnées de la mystique du sang et de la destinée de toute « baba », — qui est d’être en même temps maîtresse d’amour et mère. Pendant des siècles, sur les bancs qui sont aux portes des cours, la graine de tournesol, grignotée, laisse tomber ses écailles dans le giron, sur les jupes multicolores des « babas », et dans les arrière-cours, le lait tinte aux seaux de fer, sous les pis, pour s’élever ensuite sur la large main, dans la terrine fleurie de la devise : « mange le pain et le sel, sois sincère et naturel » — pour s’élever devant la bouche qui s’allonge en pipeau. Bottes de feutre, talus de maisons, palissades d’osier, rideaux, écuries, jupes, culottes, chemises, tasses, cuillers, palanches des porteuses d’eau, tout cela s’est amoncelé, encombre le monde, jusqu’à l’absurdité. Il y a trois siècles, ici, à l’église du Sauveur, on a fait une brèche dans la muraille, la venelle est restée en souvenir ; — quant au voïévode Nikita, on l’a muré une seconde fois, car
— le pope avait besoin de saler ses choux.
Pour des siècles, avec des fièvres de marais, par sortilèges et suggestions d’entendement, par puissance de trique, — brefs instants dans l’éternité, — surgissent des Empires, — et c’est pourquoi, à de dures heures, les gens ne se sauvent qu’en mangeant de la coronille, dont les chevaux ne veulent pas, et des glands de chêne. L’Europe s’est faite pour un siècle l’humaniste de la petite bourgeoisie en gilet et faux-col, la Russie est devenue une sainte bête sauvage, — la blouse rouge apparaît sous le gilet. Du fond des siècles, en poème de siècles, naissent des locomotives, des cabarets, des aéroplanes, des dreadnoughts, des radios dont le signe est un « R ». Du fond des siècles, en poème de siècles, coutres et herses travaillent la terre : il y a aussi de 1’ « R » dans le coutre. Du fond des siècles, en épopée de siècles, la Russie s’est dressée, tortue comme racine de genièvre, crispée comme des bras de sauvage, puissance nationale, internationale, sainte bête sauvage dans les limites de son âme de peuple russe et de son territoire de Russie. La Russie a recopié les registres de l’église du Sauveur, les annales de son XVIIe siècle dans un cahier à quarante copecs. Chants de la tourmente, du chasse-neige, brouillards, ténèbres, noir, par la Russie, Iagor Saint-Georges emporte tout au galop de son cheval.
Mais la vache, mais la jument, qu’on s’est mis à traire, — voyons, un jour, ce fut donc pour la première fois ?...
— Avec l’aide de Dieu, le monde antique, — antique, caduc, chenu, — qu’il est ancien, qu’il est blanc ! — Ah ! quel vieux blanc saule, combien de fois rompu, avant de devenir le « progrès » humain, — le progrès qui passa par le monde avec le talon de fonte d’Attila, depuis la première jument qu’on eut l’idée de traire, jusqu’aux berceaux des tourmentes et des neiges nationales, jusqu’à cette Russie tordue et crispée comme les bras des sauvages. Et du chaos des tempêtes sortent encore des locomotives, des dreadnoughts, une culture...
Le diacre. — Ton verbe, Seigneur ! Donne-moi ton verbe, Seigneur !
Et alors, voilà...
— Tourmente de neige. Il fait froid dans la maison de bain. Octobre. Derrière la maison de bain, la muraille du Kremlin. Derrière l’église du Sauveur, — le marché, les galeries du commerce. Le Kremlin, la place du marché, les rues, les ruelles, les impasses, les maisons de pierre, les maisons de bois, les masures et les églises qui, tout là-haut, dans la bise, hurlent de toutes leurs croix. Nuit. Brume. Ténèbres. Brune. Noir. Pourtant l’on voit des feux bleus, ils sont dans la brume noire. Dans les maisons, — des poêles de Hollande, à couchette, poêles de Russie, épaules de Russie. Dans les maisons, des corridors, des entrées, des chambres à coucher. Hors la ville, au delà de l’escarpement du Kremlin sur la rivière, — des champs : à la sueur des chevaux, on laboure les champs en automne ; il est désert et mort, le champ pillé, dépouillé de son seigle. Et tombe la première neige, — première neige, la première, la première ! Comment ne pas imiter l’inimitable, ne pas répéter Pouchkine ? — « Les nuées courent, tourbillonnent. Invisible la lune éclaire la neige qui vole. Confus est le ciel, confuse la nuit. » Du reste, il n’y avait pas de lune ; du reste il n’y avait pas que de la brume, mais aussi des ténèbres, et de la brune, et du noir.
— Il était une ville. Et comment ne pas conter l’indicible, comment dans les tourmentes, dans la neige, dans le hurlement du vent, dans la course, le galop et la danse —
— je suis myope, la neige se colle à mes lunettes, les verres se glacent, — mais, sans lunettes : je ne vois rien, ou je ne vois qu’un voile confus et vert, la neige frappe mes yeux ouverts, du chaos sortent et grandissent soudain des flocons de neige, de plus en plus nombreux et plus denses qu’ils ne sont en réalité, et je cligne des yeux, et il me faut tendre les bras en avant, mais les maisons, mais les églises, mais le vent, mais la neige se sont affalés sur moi. — Plus haut ! plus haut !
dans les tourmentes, dans la neige, dans les hurlements du vent, dans la course, dans le galop et la danse —
soudain —
naît :
un calme absolu, silence, immobilité, fixité — dans un élan forcené. C’est — l’hypothèse de l’éternité. C’est pour moi la révolution, ici vers moi rampe la Chine, et rampe « la baba à la face de peuplade de Mordva ». Dans le galop, le trémoussement, le sifflement — soudain la baba de pierre à la face de Mordva. Nous mourrons tous, bien sûr, n’étant plus pour l’histoire qu’une Mordva.
— La noire robe du diacre a battu de l’aile dans les nuages, dans la tourmente, — a secoué ses pans.
— Pour moi, incrédule, il est terrible qu’il y ait encore des églises.
— Mais le diacre : — il n’est plus dans la maison de bain, car le diacre, bien sûr, est sorcier.
Le fils. — Papa pépère : faut-il te porter du bois ? Tu vois, cette tourmente ? Tu vas geler.
Le diacre. — Fiche-moi le camp, fils de chien !
Le fils. — Voilà comme vous êtes, papa ! Vous vous êtes donné à Dieu, que vous dites, vous vous êtes retiré, caché dans une maison de bain, et vous grondez, vous grognez comme un vieux barbon... Maman m’a commandé de vous dire, mais là, très sévèrement, que si vous ne chauffiez pas, vous ne pouviez pas rester ici, et que vous ne fassiez pas l’imbécile, et que vous veniez passer la nuit dans l’isba.
Le diacre. — Fiche-moi le camp, chat de chienne !...
Le fils. —Voilà comme vous êtes, vous, papa... Si je suis un chat de chienne, il faut supposer que c’est vous le principal gros chat !
Du poêle à la porte, du diacre au fils, l’envolée : d’une botte de feutre, de pommes de terre cuites et même d’un gant de crin.
Diapason : Cor de chasse : do-do ! do-sol ! do-doo !
On enterrait en ville un personnage d’importance. Il y a longtemps de ça. Une foule suivait le cercueil. Le personnage d’importance était tout simplement un dentiste, de la classe des marchands de cet endroit ; derrière le cercueil marchaient ceux qui avaient perdu des dents sous les pinces et les interminables discours du dentiste. Le cercueil était porté par la rue de Riazan (aujourd’hui rue d’Octobre). — D’autre part, les chefs du zemstvo, Erouslan Lazarévitch Kofine et Hippolyte Hippolytovitch Varénetz-Zvansky[2] s’étaient soûlés, la nuit, à la gare, et revenaient le matin en voiture avec des demoiselles. — Les deux processions se rencontrèrent, près de la barrière, rue de Riazan. — Il y avait à la barrière un agent de police qui, perdant la tête, cria au cortège funèbre, — montrant des yeux gonflés à éclater :
— Faites un détour ! Voilà MM. les chefs du zemstvo !
Et cela parce que MM. les chefs du zemstvo revenaient en voiture, ayant bu plus que de raison, et parce que l’on enterrait un dentiste de la classe des marchands ou, — ce qui est plus compliqué — un marchand de la caste des arracheurs de dents, mort plus que de raison...
Cor de chasse : do-do ! do-sol ! do-doo !
Erouslan Lazarévitch n’est, bien entendu, qu’un sobriquet : le vrai nom, c’est : Lazare Ivanovitch Kofine.
Temps de l’action : la révolution.
Lieu de l’action : la ville.
Personnages : des médecins, des pédagogues, des dames.
« Aux Camarades Juges-Arbitres,
déclaration du vétérinaire Serge Térentiévitch Drabé.
(Arbitres : Biélokhliébov Nicolas Ivanovitch, médecin ; Kraïnev Matvéï Andréévitch[3], pédagogue ; sur-arbitre : Varénetz-Zvansky Hippolyte Hippolytovitch, juge au tribunal populaire.)
« Je connais deux faits.
« Primo. — Ma femme, Anna Serguiéevna, m’a fait savoir : — mardi, le 17, comme elle donnait ses leçons au lycée, pendant la grande récréation, se précipitèrent vers elle, très excitées, Galina Gliébovna Kofina et Rosa Karlovna Goldendach, qui toutes deux la prièrent de leur sauver l’honneur. Elles avaient d’abord l’intention de venir me battre, mais ensuite changèrent d’idée, s’adressèrent à ma femme, et lui racontèrent ce qui suit : à un spectacle que l’on préparait devaient prendre part Rosa Karlovna et moi ; le mari de celle-ci, Lev Séménovitch Goldendach, protesta, ne voulant pas que Rosa Karlovna jouât avec moi, mais comme Rosa Karlovna insistait, il prit « des mesures décisives » et raconta aux Kofine qu’en sa présence, et en la présence de Nicolas Ivanovitch Biélokhliébov, à Bérezhiaki, j’avais parlé des liaisons amoureuses de Galina Gliébovna et, en particulier, d’une liaison de moi avec elle, disant aussi qu’à Bérézniaki, chez Glikéria Mikhaïlovna, l’on gardait « des pièces à conviction », — une lettre de moi à Glikéria Mikhaïlovna où je conteste les bases de la famille, — et en outre, que non seulement j’ai parlé d’une liaison avec une femme, mais Galina Gliébovna a juré, sur son honneur qu’en parlant d’une liaison de moi avec elle, j’avais menti ; — en même temps que cela, Lazare Ivanovitch a déclaré m’avoir entendu lui dire que j’avais embrassé Lounina et Rosa Karlovna, et à tel point que : Lazare Ivanovitch a même cité un propos de moi sur Rosa Karlovna d’après lequel, en disant que je l’avais embrassée, j’aurais ajouté qu’une liaison aurait pu s’ensuivre si je n’avais pas fait une sous-distinction, chez les femmes juives, entre les juives et les youpines, — outre que tout ce que je racontais était un mensonge indiscutable. Au surplus, j’aurais dit à Lazare Ivanovitch que je ne respectais pas les femmes, que je pouvais forcer n’importe quelle femme à se donner à moi et que, en particulier, si je l’avais voulu, j’aurais pu prendre Maria Vassilievna, la femme du Dr Biélokhliébov. Et en outre, que, faisant, soi-disant, la cour à Galina Gliébovna, j’aurais en même temps écrit des vers à sa fille, Varia.
« Secundo. — Lazare Ivanovitch est allé chez le Dr Biélokhliébov (probablement après le dimanche 15 ?) et lui a dit que je lui aurais confié, à lui Lazare, des choses qui l’avaient indigné, comme quoi j’aurais violé Lounina, et embrassé Rosa Karlovna, et comme quoi lui, Lazare, ayant décidé d’intervenir pour défendre l’honneur des femmes, réagissait, etc., — je ne connais pas les détails, car le Dr Biélokhliébov ne m’a raconté cette histoire qu’en résumé. Un mot en particulier sur la lettre adressée à Glikéria Mikhaïlovna : Nicolas Ivanovitch Biélokhliébov a entendu de Glikéria Mikhaïlovna qu’elle avait ignoré jusqu’alors combien il y avait en moi de bons côtés, et que cette lettre était une déclaration d’amour.
« Et j’ai estimé de mon devoir de citer Lazare Ivanovitch devant le tribunal d’arbitrage, et quant à la raison pour laquelle je le fais, Erouslan Lazarévitch le verra clairement.
« J’ai deux faits : le premier est que Galina Gliébovna et Lounina sont venues s’expliquer avec ma femme ; le second est que Lazare Ivanovitch est venu s’expliquer avec le Dr Biélokhliébov, — et il y a un contenu dans ces faits. Le tribunal doit apprécier ces faits et leur contenu.
« Je suis obligé de parler du contenu des faits.
« 1. Lev Séménovitch a déclaré que j’avais indignement jugé la femme de Lazare Ivanovitch, Galina Gliébovna, et que j’avais parlé d’une liaison avec elle. Oui. Je me rappelle en avoir parlé. Mais, c’est qu’en effet j’ai eu une liaison avec Galina Gliébovna. Oui, je me suis conduit honteusement en parlant de cette affaire.
« 2. Ma femme m’a déclaré que j’avais fait savoir à Lazare Ivanovitch que j’aurais embrassé Lounina et Rosa Karlovna ; le Dr Biélokhliébov m’a rapporté que j’aurais dit à Lazare Ivanovitch que j’avais, soi-disant, embrassé Rosa Karlovna et violé Lounina. Et ce n’est pas vrai, parce que je ne l’ai pas dit à Lazare Ivanovicth. Je ne lui ai même pas parlé de Lounina, — mais nous avons eu une conversation sur Rosa Karlovna. J’hésite à rapporter cette conversation, mais il me semble que j’y suis obligé. Vendredi, 13, le matin, je me suis rendu chez Lazare Ivanovitch ; nous sommes allés ensemble chez l’horloger, et ensuite nous nous sommes dirigés — lui vers la Commission Militaire pour s’y faire enrôler, moi vers mon chez moi. Lazare et moi, nous avons depuis longtemps pris ce ton des conversations pornographiques ; je ne me rappelle pas exactement comment nous en sommes venus à parler de Rosa Karlovna ; il me semble que c’était à propos du spectacle auquel je venais justement de renoncer, et parce que je disais que Rosa Karlovna et moi nous allions ensemble à la répétition et en revenions ensemble ; — et Lazare Ivanovitch m’a conseillé de faire la cour à Rosa Karlovna et j’ai alors mentionné son époux, Lev Séménovitch. Lazare a trouvé que ça n’avait pas d’importance, — et alors, oui, je me suis mis à philosopher sur les juives et les youpines. Et c’est tout. J’hésitais à rapporter cette conversation parce que je n’ai pas une seule preuve à fournir, et c’est pourquoi je me sers des armes de Lazare Ivanovitch.
« 3. Lazare Ivanovitch a dit que je ne respectais pas les femmes. — C’est très possible, et même, ce doit être ainsi. Il est probable que je lui ai dit qu on pouvait forcer n’importe quelle femme à se donner à vous : le principal est que j’ai parlé de femmes avec Lazare Ivanovitch parce que, comme je l’ai déjà dit, nous n’avions avec lui que de pornographiques entretiens.
« 4. Les vers, dans l’album, adressés à Varia et la lettre à Glikeria Mikhaïlovna seront produits au tribunal, et les arbitres verront que je suis calomnié.
« J’ai tout dit de ce que je savais. La faute dont je me charge, que le tribunal la condamne ! Le plus pénible pour moi, c’est le deuxième point, car c’est une calomnie. Je suis en présence de deux variantes : suivant la première, le point de départ serait le spectacle, suivant la seconde, ce serait l’indignation de Lazare Ivanovitch ; suivant la première, j’aurais embrassé Lounina, suivant la seconde je l’aurais violée ; suivant la première, j’aurais sapé les bases de la famille par une lettre envoyée à Bérezniaki, suivant la seconde, la destinataire aurait trouvé en moi quelque chose de bon ; or, la troisième variante, ce sera la lettre authentique.
« Je vais examiner chaque variante séparément.
« S’il n’y avait pas eu de spectacle, M. Goldendach n’aurait pas été jaloux et n’aurait pas fait une histoire sur les vers adressés à Varia ; — en suite de quoi, ma femme n’aurait pas eu à subir un scandale lorsque ces dames se disposèrent d’abord à aller me battre, mais, ayant réfléchi, allèrent chez elle. Cela se passait le mardi 17, mais, six jours auparavant, le mercredi 11, j’avais refusé de participer au spectacle ; — où donc va-t-on fourrer les six jours pendant lesquels j’ai rencontré deux fois, de la façon la plus amicale, Kofine, le vendredi matin et le dimanche soir, chez les Biélokhliébov, devant le tapis vert, où nous jouions à la préférence ? — Car enfin, si Lev Séménovitch s’est trouvé obligé de parler de Bérezniaki, il a dû le faire avant le mercredi 11, et par conséquent il a dû réagir d’une manière ou d’une autre au moins le vendredi, lorsque je suis allé chez Lazare Ivanovitch ? —À la réflexion et d’après le bon sens, il fallait faire un scandale à mon épouse, une femme, c’est-à-dire frapper au plus intime... — Et ensuite : Glikéria Mikhaïlovna, comme Anna Serguiéevna (Glikéria Mikhaïlovna parce que je lui ai écrit, Anna Serguiéevna parce que j’ai sapé les bases), comme Galina Gliébovna, comme Lounina, comme Maria Vassilievna, comme Rosa Karlovna et — même ! — comme Varia, toutes, toutes ont été calomniées !...
« Et je vous prie de lire les lettres d’amour que Galina Gliébovna m’a écrites, afin de rétablir la vérité. Je vous prie de lire ma lettre à Glikéria Mikhaïlovna, afin de rétablir la vérité.
« Et je dois dire ce qui s’est passé le 15, — chose dont le Dr Biélokhliébov entendit alors parler au moins d’une oreille, — chose qui vient de me décider à citer devant le tribunal d’arbitrage Lazare Ivanovitch. Dans la soirée du 15, au souper chez le Dr Biélokhliébov, il a semblé à Lazare Ivanovitch que je venais de dire à l’oreille du docteur quelque chose d’indécent sur sa famille à lui, Lazare, et de plus, ayant bu pas mal, je le nommais tout le temps Erouslan Lazarévitch ; — aussi, après le souper, Lazare Ivanovitch m’a-t-il pris à l’écart, dans une autre chambre, et m’a déclaré que je ne devais pas me moquer de lui, que sa situation sociale et la mienne « faisaient deux différences », que j’en arriverais à faire en sorte que, grâce à lui, je serais chassé de la société. Le Dr Biélokhliébov et moi, nous calmâmes Lazare Ivanovitch, mais, quand le docteur s’éloigna, Lazare Ivanovitch me pria très sérieusement de ne pas croire qu’un homme tel que lui, marié depuis vingt ans, n’aurait jamais trompé sa femme. Je lui répondis quelque chose dans ce genre : que je n’en doutais point et que certainement et lui et sa femme, Galina Gliébovna, devaient se distinguer dans ces affaires-là.
« Cela se passait le 15. Pour moi il est clair que tout ce qui a eu lieu a été manigancé par Kofine pour me causer un scandale comme l’avait pronostiqué Lazare Ivanovitch. L’inspiratrice, certainement a été Galina Gliébovna, qui avait pour but de balayer derrière elle les traces de ses fredaines. Tout a été mobilisé contre moi, jusqu’à Varia inclusivement, et jusqu’à ma femme, et jusqu’à Lounina en particulier. On n’a rassemblé rien que des innocences, contre lesquelles j’ai lancé des insinuations et des calomnies.
« J’ai fini et j’attends le dernier mot des camarades arbitres.
« Serge Térentiévitch Drabé.
« Vétérinaire. »
— Diapason, — d’un cor de chasse : do-do ! do-sol ! do-do !
Dans les profondeurs des mers, des gens descendent sous des cloches : sous les cloches des maisons, descendues par des cheminées du ciel en terre, dans la ville, des gens — Erouslan Lazarévitch Kofine, le vétérinaire Drabé, le Dr Biélokhliébov, des dames et des comparses, — des gens se balancent, battants de cloches dans les maisons. Tourmente de neige au-dessus de la ville : brume, nuit, noir. — « Les nuits courent, les nuits tourbillonnent. » Ce sont les gens qui fournissent le commentaire, car dans la tourmente — à gueule de Mordva — c’est un calme absolu !...
Et alors, voilà.
— La cloche à deux étages d’une maison dans la Grand’Rue (aujourd’hui Rouge Rue) abrite Kofine, Erouslan Lazarévitch. (En bas de la maison, il y avait un coiffeur : « Kozlov, de Moscou » ; Lazare Ivanovitch, toute sa vie, s’y est fait raser gratuitement.) Un lit à deux personnes, au deuxième étage, dans une chambre écartée : quelle importance un lit n’a-t-il pas dans la vie des hommes ! Erouslan Lazarévitch, dans son lit à deux personnes, couchait toujours seul. Ne savait-il pas, en effet, comme tout le monde le savait, qu’elle couchait avec n’importe qui, en ville, sa Galina Gliébovna — Kofina !... — depuis le jour lointain où la vie avait dansé, après le whist, au Club du Commerce, alors que le Sibérien Nikitine tricotait des pas de hongroise, jonglait avec des billets de cent roubles, pour être ensuite reconnu faux-monnayeur, et point Nikitine du tout, ce qui valut alors à Galina Gliébovna d’être citée en justice, à Varsovie, comme témoin... et maîtresse. Or, lui, Erouslan Lazarévitch, chef de zemstvo, aimait à boire en compagnie, à grignoter de bons hors-d’œuvre, à ouvrir son cœur avec les amis sur les devoirs des intellectuels, de cette classe intellectuelle qu’il appelait « une harpe éolienne ». Et il aimait Galina Gliébovna, et c’était lui qui passait des rubans-faveurs dans le linge de Galina Gliébovna, après la lessive, — lui-même ! Harpe éolienne !... Ah ! se taire, se taire ! Personne, désormais, ne découvrira une Amérique nouvelle ! Et il avait alors menti, dans une causerie avec Drabé : pour lui, ce lit à deux personnes, ce lit vide, il était sacré. — Drabé ! Drabé buvait de l’eau-de-vie, chantait des chansons et violait les femmes : où donc l’Amérique, quand, huit jours auparavant, Galina s’était rendue au dispensaire du vétérinaire, — et, par une fente de la palissade, Erouslan avait vu comme elle sortait de là très vite. Lev Séménovitch ne livrait pas encore sa femme à autrui, il n’avait pas encore découvert de Zélande nouvelle, — et il savait planter comme il faut l’œuf de Colomb : — c’était le soir, on prenait le thé qu’Erouslan Lazarévitch versait, Galina Gliébovna étudiait son rôle pour le spectacle ; — Lev Séménovitch, en pelisse, prit place à table, et, fort excité, mangea la part de marmelade qui était destinée à Erouslan.
— Je suis venu pour causer sérieusement. Quand nous étions à Bérezniaki, chez Glikéria Mikhaïlovna, le vétérinaire Drabé a proféré sur votre compte, Galina Gliébovna, toutes sortes de saloperies, il a dit que vous étiez en liaison avec lui !...
Ah ! qui donc, si ce n’est Galina, savait qu’elle avait été chassée par Drabé ? — Et qui donc, si ce n’est Galina, savait que Rosa, la femme de Lev Séménovitch, appartenait à Drabé ! — Et c’est alors Galina qui rapporta à Lev Séménovitch certains bavardages de Drabé (mais, à ce moment-là, elle inventait !). Drabé avait dit à Lazare Ivanovitch qu’il avait embrassé Rosa Karlovna. Lev Séménovitch n’avait encore jamais livré sa femme à autrui. Et c’était le soir, et c’était le thé, et il y avait un numéro des « Antiquités Russes », qui datait de l’avant-dernier siècle, sur la table, c’était avant le souper, et il y eut de l’esprit-de-vin au souper. Lev Séménovitch alla chercher Rosa Karlovna, et l’on soupa tous ensemble, et l’on examina la conduite à tenir, on se demanda comment réagir. — Rosa Karlovna pleura, indignée de cette histoire d’embrassade, trépigna, fit des serments ; — Galina Gliébovna, en chatte expérimentée, jouait avec cette pauvre coureuse sans expérience de Rosalie. — Mais eux, comment, tous deux, iraient-ils gifler Drabé, si Drabé était l’amant des deux femmes ? — Eh bien ! naturellement, il fallait demander aide et protection à la femme de Drabé ! — L’entretien, après le souper, fut accompagné de vodka : entre amis, franchement, au sujet de « la harpe éolienne ». On se sentait très à l’aise, entre soi. — La cloche de la maison couvrait le lit à deux personnes d’Erouslan Lazarévitch, et c’est à lui que vint Galina Gliébovna, très tendre, en chemise à rubans roses, parée de faveurs que lui avait mises, lui-même, Erouslan ; elle vint parler de ce coquin de Drabé. Un preux, un héros tel que lui, Erouslan Lazarévitch, qui mettait des faveurs aux chemises : comment n’aurait-il pas écrasé, annihilé Drabé ! Lazare Ivanovitch s’habillait toujours d’une petite redingote, plus — des manchettes, plus —une chevelure avec un toupet de poète. Mais les maisons — mais les maisons sont accrochées par leurs cheminées au solide firmament !
Brume, ténèbres, nuit, noir !
Alors : — Voilà ! —
— Drabé apportait aux arbitres son papier, et « les lettres de Galina » ; il les apporta, rit aux éclats, alluma une cigarette et partit. Des arbitres arbitraient, — mais comment arbitrer ? — Car enfin, dans les « lettres de Galina », il y avait et « Galia », et « à toi, tienne, toute », et « baisers, — 1 — et 15 zéros de baisers », — il y avait cela tout comme dans les lettres que les arbitres eux-mêmes avaient reçues : comment donc expliquer cela à la société ? Les arbitres arbitraient, — mais comment arbitrer ?
Erouslan accueillit l’arbitrage en homme inspiré.
Et Biélokhliébov se rendit chez Erouslan.
Le chemin de Biélokhliébov : une petite rue toute en palissades, avec de petits bancs devant les portes, l’enceinte d’une église, une place, un monument aux victimes de l’insurrection d’octobre en face des galeries du commerce, une rue à chaussée de cailloux, à maisons de pierre, chacune de ces maisons comme un cercueil, et partout, bien entendu, peuple corbeau sur de blancs saules. Le costume de Biélokhliébov : un capuchon en poil de chameau et un surtout à croix-rouge. Le caractère de Biélokhliébov : rond, tendre comme bois tendre, parce qu’il était vertueux. Les idées dans Biélokhliébov : cette vertu rationaliste de réconcilier Drabé avec Kofine, bien que Drabé fût un coquin.
— Je viens vous voir pour une minute seulement, Lazare Ivanovitch. Excusez-moi, je suis pressé. Il faut vous réconcilier. Je vous le dis en ami. Parlons franchement. Excusez-moi de toucher à des choses si intimes...
Chuchotement. — Vous comprenez, Drabé a joint à l’affaire des lettres de Galina Gliébovna, des lettres adressées à lui, Drabé. Bien sûr ; ce n’est pas honnête. Mai-ai-ais ! vous comprenez ? — c’est un scandale qui peut gagner toute la ville... Mai-ai-ais, — Drabé bien sûr, a le droit de produire ces documents. — Plus haut : — excusez-moi de toucher... Je vous parle en ami sincère.
Lazare Ivanovitch s’habillait toujours d’une petite redingote, plus — des manchettes, plus — une coiffure à toupet poétique. Lazare Ivanovitch — dès le crépuscule — se coucha dans son lit à deux personnes, s’étant d’abord débarrassé de sa redingote et de ses manchettes. Lazare Ivanovitch avait eu, avec Galina Gliébovna, une scène de famille, bruyante jusqu’aux glapissements.
Lazare Ivanovitch, hors de lui :
— Toi, toi, toi ! — Je n’arrive même pas, honnêtement, à... réagir...
Galina Gliébovna, en état d’autosuggestion :
— Toi, toi, toi, monstre — pleutre ! Tu m’as perdue, tu as gâté ma vie !
— Comment, quoi ! des lettres infâmes, qu’on montre, qu’on expose ?
— ... Toi, toi !... Des lettres ! des lettres ?... Quelles lettres ?...
— Mais, les lettres que tu écrivais à ce soigneur de bestiaux !
— Quoi ? des lettres, moi, à Drabé ? — Mensonge !
— Biélokhliébov me les a montrées...
— Ah ! la canaille ! (« la canaille » s’adressait, bien entendu, à Drabé). Et les lettres de Rosine, il les a aussi montrées ?
— Non ! Il n’a pas envie de salir aussi Rosine !
Le chemin de Biélokhliébov : une rue à chaussée de cailloux, à maisons de pierre, chacune de ces maisons comme un cercueil, et partout, bien entendu, peuple corbeau sur les ramures. Le costume de Biélokhliébov : un capuchon, un surtout, de la prospérité et du contentement de tout ce que l’on a fait dans l’existence.
— Une rencontre. — Varénetz-Zvansky ! — Bou-bou-bou !
— Nicolas Ivanovitch, vous ?
— Varénetz !
— Lui-même. D’où vient-on et où va-t-on comme ça ?
— À proprement parler, de chez soi on va chez soi.
— À mon avis, il faut changer d’itinéraire.
— Pourquoi ?
Hippolyte Hippolytovitch Varénetz-Zvansky, morose dans l’ombre morose, déboutonna son paletot et fit voir, dans la poche intérieure, sous du renard pelé, une bouteille. Varénetz-Zvansky leva l’index, d’un geste menaçant, et dit :
— Régardili[4] ! Des choucas ou des corneilles, je ne sais, mais ça fait du zèle. Des oiseaux intellectuels. Ça crie et ça vous donne le spleen. Je ne peux pas supporter ça : Au printemps comme en automne, ça vous donne le spleen tous les soirs. On entend ça et on sent qu’on est un vaurien dans sa vie et, sur la terre, une puce. Allons chez Drabé, à son dispensaire. Il nous en racontera encore.
— Pas convenable. Je suis arbitre pour Kofine.
— Des blagues. Je suis sur-arbitre, pas vrai ?
— Allons.
Ils allèrent.
Et voilà. Et voilà.
Ville automnale. Les crépuscules d’automne dévastent, vident les villes, comme s’ils en étaient l’air, — vident les rues, les enceintes, les ruelles ; il ne reste que les cartons d’un méchant artiste. Drabé et son dispensaire de vétérinaire se trouvent dans la cour du zemstvo. Il y a une centaine d’années, vivait à Moscou un noble, nommé Ozérov, et dans cette ville-ci, pour ne point vivre ainsi, il se fit construire une maison, d’architecture Empire, avec des ailes de bâtiment, des écuries, un parc, des fontaines. Durant les années soixante, — les nobles Ozérov vendirent la maison au zemstvo qui venait d’être créé ; dans la maison, le zemstvo installa son administration, les fontaines du parc s’envolèrent à tous les diables, la cour se couvrit de petite herbe. Dans les bâtiments d’aile (qui étaient couverts de voliges) on établit : la bibliothèque, un service gratuit de vétérinaire et un dépôt d’instruments et produits agricoles. Les murs d’enceinte restèrent, mais n’étaient pas un obstacle pour les gamins, quand ils voulaient entrer dans le parc du zemstvo. La révolution emménagea dans la maison d’Ozérov, dans l’ancien zemstvo, — son Sovdep (Soviet des Députés) : l’enceinte de pierre resta, mais n’était pas un obstacle pour les gamins quand ils voulaient entrer dans le parc du Soviet. Quant à ce parc, la scie le débita en bois de chauffage, le dépôt agricole changea d’enseigne, devint rouge, mais restait fermé au cadenas en raison du manque de denrées et de marchandises dans la République. Un dispensaire de vétérinaire doit avoir une odeur, — celle de la créoline, le premier des remèdes pour les chevaux : et c’était l’odeur de ce dispensaire. Un vétérinaire doit sentir la créoline : Drabé sentait la créoline.
Premier entretien. — BiÉlokhliÉbov : Où ça, de quel côté ? — VarÉnetz-Zvansky : Voilà, voilà, c’est à droite ou à gauche. Vous arrivez ? — BiÉlokhliÉbov : Eh bien, pour du noir, ici, on en a fait une décoction ! — VarÉnetz-Zvansky : Grimpez en suivant le mur, Nicolas Ivanovitch. C’est moins dangereux pour la physionomie.
Du ciel, par les cheminées, le bâtiment est suspendu, descendu comme une cloche, pour que les gens s’y brimbalent comme des battants de cloche ; du plafond, par une chaîne, une lampe « Éclair » descend, pour éclairer la table, couverte d’une toile cirée, les cloisons en poutres de pin, des fauteuils, un divan, des chaises et autres meubles à quoi manquent des pieds, tout cela de l’époque des Ozérov.
Long entretien. — DrabÉ : Je n’y comprends rien ! — un jour, un chat aperçut des gens, lui et elle, qui se faisaient des gentillesses comme vous savez, et il dit, ce chat : — Je n’y comprends rien... Pourquoi, mais pourquoi ne font-ils pas ça sur le toit ?
— Je-n’y-com-prends-rien !... Et VarÉnetz-Zvansky : Je vous présente : Drabé, vétérinaire, docteur chevalin. Admirateur de la beauté, archéologue, héros de nos demoiselles, de nos dames, de nos cuisinières et de nos légendes... Il est de la noblesse. Kitty Lounina : Un homme terrestre, terre-à-terre. C’est ainsi que je l’appelle ! Vous savez, Biélokhliébov, il est aussi loup-garou ! Je causais avec Kouzma qui m’a dit de lui qu’il savait la sorcellerie... Un homme terrestre, de la terre !... — DrabÉ : Jouvencelle ! cesse de démontrer à tout le monde que je ne te suis pas indifférent et que toi, hélas ! tu ne saurais me plaire ! Kitty : Fi ! voilà qu’il dit des bêtises ! Biélokhliébov : Et qu’est-ce qui vous a donné cette idée ? DrabÉ : Cette idée vient de ce qu’elle ne me plaît pas, tandis que je lui plais ! Kitty : Fi ! ce sont des bêtises qu’il dit ! DrabÉ : Jouvencelle !... Tenez, le croiriez-vous ?... Miss est une jouvencelle sans caprices, pour ainsi dire polypétale... Kitty : Vous dites des insolences ! DrabÉ : Laisse ! C’est de toi qu’on parle, ô femme ! Et sérieusement. J’ai souvent songé combien il était pénible, combien il est outrageant d’être une femme, telle que toi, et en général, d’être une femme. Vous causez avec elle et vous sentez qu’elle se contorsionne, fait des grimaces, dit des choses bêtes, vulgaires, et exige du respect, simplement parce qu’elle est femme, parce qu’on lui pardonnera tout, parce qu’on excuse une baba : un être qui est physiquement le contraire de l’homme... VarÉnetz-Zvansky : Dis donc, mais les hommes qui s’y laissent prendre, est-ce qu’ils valent beaucoup mieux ? BiÉlokhliÉbov : Oui, ça, c’est un thème sérieux. VarÉnetz-Zvansky : Eh bien, c’est à Drabé de répondre. DrabÉ : Bah ! il y a en effet beaucoup d’imbéciles parmi les hommes ! VarÉnetz-Zvansky : Non pas des imbéciles, mais des coquins ! Et je vous demanderai encore ce qui est le plus dégoûtant : de se laisser prendre à l’hameçon, ou de raccrocher l’hameçon d’autrui avec le sien. Voilà pour toi qui parles de jouvencelles et d’autres blagues à toutes les femmes. Kitty : C’est juste ! Un gaillard, ce Zvansky ! Un gaillard ! DrabÉ : Ah — ah — ah ! Oh — oh — oh ! VarÉnetz-Zvansky : Hé ! mes petits frères, vous ne comprendrez jamais pourquoi j’ai tant envie de boire un bon coup aujourd’hui. Hier, je me couchais, il y avait des corneilles ; quand je me suis levé, ce matin, c’étaient des corneilles ou des choucas, je ne sais ; ce soir, j’ai décidé que c’étaient des grolles. Allons boire, tout est prêt !
La nuit s’est étendue sur la ville, et il bruine. Sous la lampe « Éclair », sur la table, sur un journal : de l’esprit-de-vin, un hareng, des tomates ; octobre : les gens, à table, ont des attitudes diverses. Le costume de Drabé : une blouse à col haut, un pantalon bouffant qui rentre dans des bottes goudronnées, plissées en accordéon ; l’odeur du vétérinaire doit être celle du premier des remèdes chevalins, l’odeur de la créoline. La tête de Drabé est celle que devaient avoir ceux qui, les premiers, se mirent à traire les bêtes : elle est toute en poils et en cheveux, et les yeux, à travers les cheveux, ont un regard naïf. Mais Kitty, mais Kitty, qui a dix-neuf ans ! La pluie tombe, la pluie va lentement, elle va comme un diacre à matines, après avoir cuvé son ivresse. La pluie s’égoutte du ciel noir, et la nuit est d’un noir violet, et exhale un fumet de cheval en sueur, le vent vacille comme un ivrogne, et une nouvelle âme s’est logée dans la terre ; la bouillie de seigle, bouillie de la nuit, s’épaissit et cuit avec de la sueur de cheval.
Conversation d’adieux, dans le corridor. VarÉnetz-Zvansky : Dans la rue, en se quittant, dites donc... on va faire, les hommes, ce qu’on fait toujours après boire. La rue emporte ses tristesses, le Russe garde sa détresse. BiÉlokhliÉbov : Écoutez, Drabé.... Au sujet de l’arbitrage... Les lettres de Galina... que vous... Pas très convenable... DrabÉ : Laisse donc, Biélokhliébov. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un d’attrapé dans l’affaire. Je ne veux pas que ce soit moi. Ça fait déjà huit jours que je ne rentre plus à la maison.
Le chemin de Biélokhliébov ou celui d’un aveugle-né, ce serait tout un : c’est à se crever un œil, on n’y voit goutte, ce sont ténèbres comme dans l’estomac d’un nègre, et, en bas, de la boue jusqu’aux genoux ; le chemin de Biélokhliébov est un chemin appris et repris des centaines de fois, un chemin su par cœur.
Et dans la même nuit, tard dans la nuit, au dispensaire du vétérinaire Drabé, survint Rosa Karlovna Goldendach : « C’est malhonnête, c’est malhonnête... » — et des larmes dans ses yeux d’antique race, de la race de Sem, paraient la nuit de perles. Rosa Karlovna raconta ce que lui avait raconté Galina Gliébovna. Drabé lui raconta ce qu’il avait écrit au tribunal d’arbitrage, Drabé la calma et Rosa Karlovna se tranquillisa en songeant que Drabé l’avait reniée, puisqu’il avait dit que Kofine était un calomniateur ; et, sans se déshabiller, elle embrassa Drabé, en créature damnée, hâtivement, en créature abandonnée, — pressée de rentrer chez elle, chez son mari. Ensuite, la nuit, seul, Drabé lut longtemps, il lut dans la revue les Années d’Autrefois un article sur le Palais des Khans de Bakhtchisaraï. La pluie cinglait la maison, le vent farfouillait opiniâtrement et des souris farfouillaient sous le divan.
Et alors, voilà !
L’arbitrage devait avoir lieu dans l’appartement du Dr Biélokhliébov. Les camarades arbitres se réunirent dans le cabinet. Dans deux pièces différentes, dans la salle à manger et dans la chambre à coucher, s’assirent les parties, Drabé et Kofine. Celui-ci fut appelé le premier, il passa quelque temps en présence des arbitres et sortit du cabinet. Puis, à son tour, Drabé passa quelque temps devant le tribunal, et rentra dans la chambre à coucher. Ensuite on les rappela ensemble, — le sur-arbitre, d’un ton sévère, invita les parties à se réconcilier, et les parties se serrèrent la main. Alors, le Dr Biélokhliébov invita juges et parties à prendre dans la salle à manger un petit verre de vodka avant d’aller faire un whist.
Mais sur la ville soufflait la tourmente de neige. Comment ne pas redire l’inimitable, l’indicible Pouchkine qui parle du libre vent, —» de ce vent qui a passé sa vie sur les routes et qui est mort à Taganrog » ? — Oui, mais la ville n’était même pas Taganrog ; il n’y avait pas de lune ; des crinières de neige — c’était la première tombée d’octobre — léchaient la terre bourbeuse, cela glapissait, gémissait et se précipitait. Brume, ténèbres, nuit, noir. Dans les maisons, des poêles-couchettes, poêles de Hollande, poêles de Russie. C’est la première tourmente qui passe, — la première. Comment ne pas raconter l’ineffable, comment ne pas dire comme dans la tourmente, dans la neige, dans le hurlement du vent, dans la course folle, dans la fable et la chanson — soudain — se crée
— Le calme absolu,
— Immobilité,
— Fixité,
— Paix, —
— Baba à face de Mordva.
Je suis myope, la neige colle à mes lunettes, les verres se glacent, — mais, sans lunettes : je ne vois rien ou je ne vois qu’un voile confus et vert ; la neige frappe mes yeux ouverts, du chaos sortent et grandissent soudain des flocons de neige, de plus en plus nombreux, et plus denses qu’ils ne sont en réalité, et je ferme à demi les yeux, et il me faut tendre les bras en avant, — mais les maisons, mais les églises, mais le vent, mais la neige se sont affalés sur moi. Plus haut ! Plus haut ! — La robe noire du diacre — dans les nuées, dans la tourmente a battu de l’aile, secoué ses pans.
— Je passe...
— Pique... je pique...
— Et de cœur...
— Petit chelem...
Ainsi. Voilà. —
Mais Drabé, mais Drabé avait une femme. C’était vers elle qu’étaient alors venues, à l’école du deuxième degré, pendant la grande récréation, Galina Gliébovna et Rosa Karlovna ; elles étaient venues dans la blanche saison, dans le calme hivernal d’Anna Serguiéevna, qu’elles avaient envahi de leur fange d’automne. Et c’est elle qui, dans son calme de blanche saison, répondit à ces dames qu’elles s’étaient trompées d’adresse. C’est elle alors, — avec son calme blanc d’hiver, — qui, quelques jours plus tard, rapporta les termes de cette causette, ces propos de récréation, à son mari, pour écrabouiller Drabé sur les coussins du divan, pour que Drabé sentît qu’il était vraiment ce qu’il était, un soigneur de bestiaux. La petite maison d’Anna ne se trouvait pas du tout sous une cloche, la maisonnette était blanche, il y avait là des enfants, dont Anna devait porter la croix. — Tourmente, tourmente, tourmente. Dans le chaos de cette nuit de tourmente, Drabé marchait par les venelles, par les ruelles, et toujours dans une impasse, dans la première tourmente neigeuse d’octobre. À la blanche fenêtre, il y avait de la lumière. Il frappa. Il attendit. Il frappa. La lumière disparut de la fenêtre. La lumière reparut par la fente de la boîte aux lettres, dans l’entrée.
— Qui est là ?
— C’est moi, c’est Serge. Laisse-moi entrer, Anna.
— Va-t’en, canaille !
La lumière disparut à la fente de la boîte aux lettres. Il n’y avait plus de lumière dans la maisonnette.
Nuit. Tourmente. Chaos. Malaise. Frisson.
— Cor de chasse de la tourmente : — do-do ! do-sol ! do-do !...
Au XVIIe siècle, les popes, les diacres et les clercs écrivaient des écritures. Un diacre trouva ces écritures trois siècles et demi plus tard. Le diacre acheta un petit cahier pour transcrire ces écritures. Dans les écritures, le diacre lut l’histoire du voïévode Nikita, il rechercha son sépulcre, et en été le démura, lorsque le soleil dardait ses épis sur les briques du Kremlin, — et, à l’automne, le prêtre fit boucher le trou, parce qu’il avait besoin de saler des choux. Le diacre, — greffier du zemstvo lampait de l’eau-de-vie dans la cour du zemstvo, dans le dispensaire du vétérinaire ; et lorsqu’il fut du clergé, le diacre lampait de l’eau-de-vie avec le clergé ; à l’égard de son prêtre, le diacre vivait en bisbille, le diacre avait la langue bien pendue ; le prêtre était un mélancolique, il n’avait pas l’habitude de boire avec son diacre, mais chez les marchands de la paroisse, les cérémonies les obligeaient à être ensemble, — et, quand il avait bu, le diacre plaisantait son chef spirituel, et le prêtre en cherchait vengeance : l’office divin n’avait lieu à l’église qu’aux fêtes et aux vigiles, il n’y avait point d’office les jours ouvrables, et chaque fois, le prêtre se vengeait de la même manière, et chaque fois le diacre s’y laissait attraper : de ces banquets, chez les marchands, où le diacre, ayant bu, plaisantait, le prêtre sortait subrepticement et, revenant à l’église du Sauveur, disait à la sonneuse de cloches : — « Sonne ! » — Et la sonneuse sonnait l’office du soir, et le diacre en ribote quittait bien vite les marchands, courait à travers toute la ville, retroussant sa robe, courait, courait pour arriver à l’office divin, tenant à peine sur ses jambes, vers l’église vide où quelques vieilles femmes fourvoyées le considéraient avec étonnement. La vie de l’un croît comme un chêne et s’abat comme le chêne en sa vieillesse ; — d’autres poussent leur vie comme pousse un blanc saule, un tremble, comme poussent la laiche ou le chardon, — et il y a plus de saules sous la lumière que de chênes et de bouleaux, — plus de saules qui, balafrés, couturés, se redresseront sur le sable, en pieux plantés en terre. La Révolution a taillé bien des balafres dans les vies humaines, — l’arbre du pope s’est fortement implanté entre les poussées et les coups de l’élément populaire : la femme du pope l’a quitté pour être la concubine d’un commissaire ; en ville, les nonnes du monastère ont été expulsées et le prêtre a épousé une nonnette.
La nuit. Le bain : il fait froid dans cette maison de bain. Le diacre avec son chat est sur le poêle, dans son touloupe avec ses puces. La première neige tombe, c’est la première tourmente de neige. Mars ou octobre, c’est tout un : en tourmente de mars, octobre a passé sur la terre. Dans la matinée de première neige, l’horloge fait mollement son tic-tac, à la mode d’hiver, et par la fenêtre, les gamins qu’on aperçoit doivent jouer aux boules, modeler une « baba » de neige. Le diacre a quitté le monde pour se retirer dans une chambre de bain ; de là il commandait sa maison, cherchait le verbe, et n’avait pris pour compagnie qu’un chat. Le diacre enseignait à son chat à vivre de la vie du juste, — à ne pas faire gras ; le diacre et le chat ne mangeaient que du maigre de carême, — le diacre du pain et des pommes de terre, le chat des pommes de terre et de la betterave. Le chat était des plus dociles.
Nuit. Ténèbres. La tourmente hurle.
Le diacre. — Qui vient encore ?
DrabÉ. — C’est moi, Serge Térentiévitch... Je passais par ici, je me suis souvenu de toi, diacre. Tu fais le sage ?
Le diacre. — Oui, le sage.
DrabÉ. — Ah ! et qu’as-tu tiré de ta sagesse ? Je viens chez toi, diacre, pour affaire... Il faut en finir avec la vodka et les « babas ». Ça ne vaut rien, diacre ! Te rappelles-tu comme toi et moi, nous avons fouillé sous l’église, cherchant ensemble l’antiquité ? — Les imbéciles disent qu’il convient de vivre intelligemment. Mais les forces naturelles, frère ! Pure biologie !
Le diacre. — Je me rappelle. Et laisse-les, — les babas, je veux dire. Tiens, moi, j’ai besoin de savoir qui, sur la terre, le premier, s’est mis à traire les bêtes, — si c’était une baba ou un moujik ? Et une vache ou une jument ? Oh ! qu’est-ce qu’ils n’ont pas tripatouillé, les diables, dans ce monde !...
Un silence.
Le diacre. — Ça devait être une baba, je pense, qui cherchait du lait pour son enfant. Et ça devait la tourmenter, cette baba, de traire, je crois ; elle devait se dire : « Oui, mais si on a l’idée de me traire, moi aussi ?... »
DrabÉ. — Tu dis juste, diacre. Seulement, c’était plutôt un moujik qui trayait la bête. Au fait, penses-tu qu’une baba aurait voulu se laisser traire ? Ça n’était pas naturel ! Aussi n’aurait-elle pas eu non plus l’idée de traire. Je pense que ce sont des gars qui s’en chargèrent, histoire de faire une farce.
Le diacre. — Quoi-oi ? De faire une farce ? — une farce ?
DrabÉ. — C’est-il que ça te fait plaisir ? Ils sont tombés sur une pouliche quelconque, mais s’ils avaient attrapé une fille, c’est la fille qui aurait dû donner son lait...
Le diacre se laissa glisser du haut de son poêle, le chat sauta en bas avec lui. Le diacre s’arrêta, tout droit, devant Drabé.
Le diacre. — Alors, mais, et le monde entier, tout serait une farce ? Non quoi, mais dis donc, attends un peu ! comment ça ? — et la jument, alors, c’est aussi une farce !... Eh bien, mais, et moi, et moi donc, — une farce, alors, aussi ? Oh-oh-oh !... hihi-hi- hihi !... Une farce, une mauvaise farce !
DrabÉ. — Tu fais le sage, diacre, tu ergotes... D’ailleurs, j’aime ça en toi, que tu fasses le sage. Tu comprends, j’ai terminé mes études à l’institut vétérinaire, j’ai maintenant tout oublié. Je me suis marié, j’aimais ma femme, elle m’a chassé. Les imbéciles disent, mais moi je n’en sais rien, qu’il y a de l’intelligence ou de l’utilité dans la vie, mais que la mort est nuisible ou bête. Tu comprends, moi j’ai vécu en racine, en gourdin, — ou comme un jonc : ma volonté s’est dépensée à rien. Il faut se briser comme un vieil arbre tortu... La Révolution est la cassure du vieil arbre du monde... Je-ne-com-prends-pas pourquoi ces choses-là ne se font pas sur le toit.
Le diacre. — Une farce, hihi-hi-hihi !... La Révolution... cassure... du vieil arbre du monde ? Eh bien ! et moi, et moi donc !...
Le chat du diacre mangeait ses pommes de terre et sa betterave. Le diacre gesticulait devant Drabé ; le chat se tapit près de la porte ; dans l’obscurité. Lorsque Drabé, pour sortir, ouvrit la porte sur la tourmente de neige, le chat végétarien ne fit qu’un bond hors de la maison de bain, s’élança, vola, la queue serrée entre les jambes comme fuient les chiens ; dans son élan, il se cogna à la palissade, s’affola, sauta sur la palissade, de là atteignit le mur du Kremlin, de là rebondit sur le toit. Le chat, qui n’avait jamais vu de viande, sentit l’odeur de la viande de cheval dans le garde-manger du diacre. Ayons pitié du chat, — il se jeta rugissant sur la viande, miaulant furieusement, et il dévora tout : huit livres de viande de cheval ! — Puis l’animal disparut, on ne le vit plus ni dans le garde-manger, ni dans la maison de bain, ni sur les palissades : le chat avait déménagé tout à fait.
Le matin de ce jour-là se déversa dans le bain comme du lait écrémé, les vitres de la masure ressemblèrent à du papier dans lequel on aurait enveloppé du sucre. Ce matin-là vint dans le bain en blanche gelée, en blancs diamants sur les cloisons, dans les coins. Le diacre, en soutane, était assis sur le plus bas degré de l’étuve, les coudes appuyés aux genoux, les joues entre les paumes, — et ses yeux — qui n’avaient point de prunelles, mais seulement de rouges veines sur des globes violacés, ses yeux près d’éclater, parlaient le diable sait de quoi ! Il faisait sombre dans la masure, et froid. Le diacre était assis immobile, — le diacre ne voyait pas les diamants sertis aux fenêtres par la tourmente de neige. Derrière la masure, des pas firent grincer la neige.
Le fils. — Papa, tu es gelé ? Et, sais-tu, le père Alexis, notre prêtre, il a un fils, un fils lui est né de sa religieuse. Cette nuit, la nonne a accouché d’un garçon.
Derrière la masure, des pas crissèrent sur la neige, la diaconesse, pesante comme huche, se précipita dans le bain.
La diaconesse. — Père ! Le chat est-il chez toi ? Un chat a mangé toute la viande, — huit livres qu’il a dévoré ! Mais j’arriverai à savoir à qui est le chat !... Huit livres !... Ton chat à toi est-il chez toi ? — Tu vois, avec tes leçons, tes histoires, il me mange ma viande, un demi-cuissot de cheval.
Le fils. — Maman, maman ! Tu sais, le père Alexis, avec sa nonne, il a un fils, un poupon de neuf livres, bien portant !...
La diaconesse. — Quoi-oi ? Et le chat, où est le chat ? La mère Glikeria a accouché ? Un fils ?
Le diacre se leva du degré inférieur de l’étuve, il étendit les bras. Le diacre clama d’une voix tonnante :
— Une farce ? Je-ne-com-prends-pas ! Une farce ? Une farce ?
La diaconesse. — Ah ! mes pèèèèèères !
Le diacre. — Le chat s’est sauvé. Le chat s’est empiffré de huit livres de viande de cheval. Et Glikeria a accouché de neuf livres. Tout est farce !... Femme, sauve-toi, — Vannka, sauve-toi, chat de chienne ! — Je veux m’inscrire au parti communiste des bolcheviks de Russie et je les servirai en esprit et en vérité !... Je veux sortir de ce bain !
La diaconesse. — Mes pèèèèères !...
— Faites un détour. Tu vois, MM. les chefs du zemstvo vont passer ! — Le diacre est sorti du bain, il est rentré chez lui, s’est rafraîchi trois jours, a dormi comme une image.
Tourmente de neige ! Ah-ah ! Oh-oh ! — La tourmente.
C’était ainsi. Devant la fenêtre s’élèvent de sveltes sapins, plus loin, c’est le terrain plat du potager, au delà du potager, c’est la rivière, comme du plomb, la rivière qui fait une courbe raide comme un arc, et de l’autre côté, au sommet de l’arc, sur la colline, s’élève une blanche maison, au milieu d’un ancien parc. C’est la poussée dernière de la ville vers la rivière. Et le crépuscule s’est chargé de cette feuillée de plomb dont on enveloppe le thé ; la terre était noire et muette, de sveltes sapins se levaient devant ma maison, des sapins argentés devant l’autre habitation, au sommet de l’arc ; — au ciel, — un Pamir par temps couvert, — s’érigeaient des montagnes de nuées. Les nuages étaient d’hiver. Les nuages s’ébranlèrent en hordes de neige. Les nuées distribuaient le plomb. Dans la cour, la porte à claire-voie claqua avec violence, — et sous la fenêtre volèrent des feuilles, des morceaux de papier, des copeaux ; la claire-voie retomba avec la même violence, la rafale grinçante heurta la maison. Et du coup, la neige se précipita sur la terre noire. Domna apporta des bûches, elle jeta lourdement sa charge sur le plancher : — « Ça chasse, ça chasse, ça couvre tout, on n’y voit goutte ! » —Quoi donc, — le chasse-neige ? Oh-oh ! La tourmente de neige ! — Le fauteuil près du poêle, et les livres que voilà, dans la poussière, dans le coin, sur le plancher. Le vent-baladeur souffle, joue de son accordéon qui n’a que le soufflet, sans clavier ; — la neige s’est mise à tomber sur la terre d’un air affairé, elle a des explications d’affaires avec la terre. Les sveltes sapins sont d’un bleu sombre, la neige est blanche et — on n’y voit mie. — « Apportez du bois, Domacha, le plus possible, et je me flanque au lit à huit heures, réchauffez le samovar. » La neige fait des lignes violettes d’accordéon sur la terre, les vitres se sont diaprées comme en hiver, l’horloge a son tic-tac à la mode hivernale ; — avec sa rudesse de tourmente, en corps à corps, le vent attaquera la maison, avec sa rudesse de tourmente s’étêtera contre la maison. Le samovar, à huit heures, fusèle sa colonne de vapeur et, dans le poêle, la braise est de brocart. Dans un livre poudreux, j’ai lu des histoires de cloches anciennes, l’histoire de la cloche d’Ouglitch, « aux Oreilles-Coupées », et de celle d’Ivan-Véliky, à Moscou, et d’autres histoires de cloches fameuses, — et j’ai soudain pensé, décidé, que le chasse-neige hurlait surtout comme une bête sauvage, hurlait et criait comme un fauve qui n’existe nulle part. Et ensuite, la nuit. La maison se hérisse toute dans la tourmente, grogne, râle, grince, peste d’un ton de vieille femme.
Et voici que dans la nuit, — profondément tard après minuit, — au hurlement du vent, aux bruits et aux cris de la tourmente neigeuse, se sont mêlés, s’infusent de violents heurts contre la fenêtre, contre les battants de porte, contre le tuyau de gouttière. Et, par le vasistas, — de la tourmente, — dans la tourmente, — effrayé, en chemise, — j’ai entendu la voix de basse du camarade Voronov :
— Hé ! camarade Boris, sortez, venez !
Ce sont les bolchéviks, ils sont venus de la maison blanche, d’au delà de la rivière, du sommet de l’arc. De la dernière habitation que pousse la ville dans la tourmente. La camarade Eléna criait dans la tempête :
— La tourmente, la tourmente ! Nous nous promenons ! Nous venons vous chercher ! Est-ce qu’on peut s’endormir par une nuit pareille ? La tourmente !
La maison est envahie : avec la neige, avec la tourmente, avec les frimas, des gens en liesse ont fait irruption. Le logis, — vieux barbon, — s’est mis à bruire, à bourdonner, à tinter, la vaisselle tinte sur le dressoir, au piétinement lourd sur les ais qui grincent, au bruit des pas de Voronov. Et, derrière la maison, la tourmente balaie, tresse, tourbillonne, jonche la blanche masse-abîme des neiges.
— Ho-ho-ho-ho ! La tourmente ! — que dit Voronov...
Camarade Boris, gentil, cher philosophe ! Au-dessus de la terre la tourmente, au-dessus de la terre la liberté, au-dessus de la terre la révolution ! Comme c’est bon ! comme c’est bon ! — que dit Eléna.
Les camarades, Pavlov, Sobakine, Aladina, — ensemble et diversement, — chantaient différentes chansons. Le camarade Voronov, d’une voix de basse. Oriéchine cria plus fort que la tempête :
« Ou libres, mais nus, indigents,
— Ou bien le poteau dans un champ... »
— Ho-ho ! la tourmente !
La camarade Eléna crispe sa main sur la mienne : en avant, hors les routes, dans l’abîme blanc des neiges. On n’y comprend rien : cela, est-ce une perche, une gaule dans le potager ? — Une perche, dans le potager... Poésie, bien sûr ! Poème, bien sûr ! Ici, une petite minute, on s’arrête, on attend les autres, — mais sans se lâcher la main.
— Cher camarade Boris... quelle tourmente ! Comme c’est bon ! comme c’est bon !
Ensuite, tous debout, arrêtés, — comme une bande de loups dans la tourmente, tous à juger des choses : un bonnet de fourrure passe et disparaît derrière la neige, — et la voisine, Eléna la voisine, n’est visible que jusqu’à la taille, — jusqu’à la taille elle s’est plantée dans le chaos blanc, — et Pavlov vous enveloppe de sa chaude haleine et grandit plus immense qu’il ne saurait l’être, — et Eléna, et moi, nous volons dans la froide molle masse des neiges ; tous à juger des choses, à voir : passer la rivière par le pont, par un détour, ou la traverser en bateau, en s’ouvrant un chemin dans la glace friable ? — Et l’on se décide pour le bateau. On traîne le bateau, comme un traîneau sur la glace, et voici que, sous le bateau, la mince glace crève. Au milieu de la rivière, il n’y avait plus de glace, c’était une bouillie de neige fondante : — Ah ! comme le vent tourbillonnais dans le blanc chaos ! — et l’on débarqua de l’autre côté, loin de la maison. — Dans le parc, le vent se prenait en corps à corps avec les arbres. La tourmente ! Ho-ho ! la tourmente !...
— Gentil, cher camarade Boris !
— Gentille, gentille camarade Eléna !
— Comme c’est bon ! la liberté, la tourmente !
— Comme c’est bon !
Dans la blanche maison, la salle des colonnes. Dans la salle des colonnes, grande salle, une bougie brûle, déserte. Pourquoi les lèvres d’une femme sont-elles toujours un peu amères, pourquoi l’aube s’avance-t-elle comme un revenant ?... Là-bas au delà des fenêtres, la nuit, c’était la tourmente. Le matin vint en fantôme de mort, d’un obscur bleu. Plus de tourmente. La neige gît, soumise. Dans la blanche salle, une blanche clarté, l’horloge a sa marche hivernale. Dans la blanche salle, — l’inutile bougie, je l’éteins.
Ainsi. Voilà.
— La neige s’étend, soumise ; là-bas, dehors, — voyez par les fenêtres, — cette nuit, c’était la tourmente. —
En ville se déroule la journée soviétiste de tous les jours. Journée ennuyeuse. Journée de tous les jours. Journée de travail. Séance mixte du cominstruc et de la secsan, rapports chiffrés des docteurs, du statisbureau et de la comapprov, renseignements explicatifs du Centre. Chiffres, chiffres, chiffres, — chiffres toujours blancs, secs et changeants. Hommes en vestes de cuir, qui ne se connaissent pas, Dieu sait d’où. Crédits de différence, directives du Parti. Dans chaque salle, un poêle de tôle, chaleur et fumée, et, devant le poêle de tôle, une demoiselle taille des margotins.
« — L’Inspection ne ratine pas le devis de la secsan, — rapport du Centre, n° 50.007. La section de Sociculture a préparé un rapport dans lequel la partie résolutive... Le mandat de la Seclocale attend depuis trois semaines, on manque de bois. »
Vestes de cuir, bonnets à poil. On a besoin de se chauffer les mains au poêle de tôle. Nouvelle politique économique ; il est indispensable de débrouiller comment, d’infinies contradictions, l’on pourra tirer un système pratique, logique, cohérent, — par quels moyens ?... Il faut tout apprendre de nouveau, — voilà pour eux, « subalternes » ! Très ennuyeux ! Les visages, sous les bonnets à poil, sont très ennuyés, comme aux jours de tous les jours. Le camarade Voronov, longuement, roule une cigarette de mauvais tabac, s’assied à croupetons, et allume au poêle de tôle.
— Téléphonogramme, enregistrez : « Toutes les cultsections devront rigoureusement régler leur activité avec la politinstructorg qui organise des Socicultursections... » — Décision du Centre. — « D’après les données du Statisbureau, les écoliers dans le district sont en nombre — tant ; sont chaussés sur ce nombre 20%, c’est-à-dire tant ; par la Commission Extraordinaire de lutte contre l’analphabétisme, ont été instruits tant, restent non-instruits tant, c’est-à-dire 60%. Pour sustentation des enfants dans les écoles, livraison est faite de tant de pouds d’avoine et de gardon salé du Volga. Dix écoles n’ouvrent pas à cause du manque de vitres dans la République ! »
— Bureau Central ? — Mademoiselle, Central, s’il vous plaît — la Secsan...
Journée blanche, le matin de ce jour-là se versa comme du lait écrémé en lumière bleuâtre, en neige bleue. Jour de tous les jours. Journée ennuyeuse, soviétiste, ; laborieuse.
Or, il se trouve que cette ennuyeuse, laborieuse journée est précisément la vraie, l’authentique révolution.
La révolution — continue.
RUSSIE.
Novembre, 1921.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 novembre 2012.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Le bain russe, chez les particuliers, surtout en province et à la campagne, est souvent aménagé à l’écart de l’habitation, au fond d’une cour ou d’un jardin, dans une maisonnette qui ne sert qu’à cet usage ; le local est humide et froid si ce n’est à l’heure du bain. — M.
[2] Noms humoristiques : MM. Ducafé et Delacrèmecuite. — M.
[3] Biélokhliébov — Despainsblancs ; Kraïnev— Desextrêmes. — M.
[4] Regardez-les. C’est le mauvais français d’Hippolyte Hippolytovitch. — M.